Les jeunes sont-ils désintégrés ?

Mis à jour le  30 avril 2019

Les jeunes sont-ils désintégrés ?

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Sommaire :

En ce 17 mars 2016, Journée Nationale des Jeunes, il est temps de se poser les bonnes questions sur la jeunesse de notre pays. Quel est son avenir ? Pourquoi est-il grand temps de nous ressaisir à ce sujet ? Chronique d’une prise de conscience espérée sur la désintégration de nos jeunes. Désintégrés ? Comment peut-on oser jeter dans l’arène publique un terme aussi abrupt ?

Digne des scénarios sociaux catastrophiques, la désintégration des jeunes rime avec décohésion sociale ou encore conflit intra- et intergénérationnel. Non, la rupture n’est pas engagée entre la jeunesse de France et le pays. Du moins pas encore. La défiance croît au même rythme que le sentiment d’abandon. Un abandon de l’élite. Toutes les élites. Je ne fais pas partie de ceux qui imaginent un conflit ouvert entre les jeunes et leurs aînés. Ni même de ceux qui transposent la lutte des classes à une lutte générationnelle.

L’opposition qui tend à se répandre dans l’imaginaire collectif entre la modernité, le progrès, l’avancée technique d’une part et la tradition, les conservatismes – osons le mot –, la préservation d’autre part n’est pas toujours contestable. Elle n’est cependant que partiellement vraie quand il s’agît d’expliquer le recul et le désengagement des jeunes quant à la société française. La marginalisation des jeunes ne peut être assimilée simplement à des fossés générationnels ou culturels.

Nous sommes tous inquiets du désengagement des jeunes au sein de la sphère publique, qu’il s’agisse du monde associatif, de la politique, de la démocratie étudiante… Le constat est sans appel : tant les observateurs de notre société que les engagés (jeunes ou moins jeunes) s’entendent sur une raréfaction de ceux-ci. Sans doute parce que, comme je le décrivais dans un article précédent, notre définition de l’engagement est devenue bien trop restrictive, omettant ainsi l’informalité de la « citoyenneté active » de notre Jeunesse. Pour autant, la simple question de l’ « informalisation » de l’engagement des jeunes ne suffit en aucun cas à expliquer cette réalité sociale. C’est en ce sens que j’interroge la désintégration des jeunes. Non pas avec un accent catastrophiste, mais avec lucidité sur la situation de notre société. Les jeunes sont-ils désintégrés, au sens d’un défaut grave de socialisation, et si oui, pourquoi ?

Cette socialisation est centrale, dans la mesure où elle permet à un individu d’appartenir à une collectivité grâce à l’apprentissage des valeurs, des normes et des rôles de celle-ci. Mais elle est aussi la mère de la cohésion sociale, en permettant à la société de se maintenir, et ainsi d’éviter l’anomie. L’enjeu de la socialisation, de l’intégration des jeunes est fondamentale. Je n’ai de cesse de le répéter, les jeunes d’aujourd’hui sont les membres de la société de demain, et pas n’importe quels membres, ceux qui la feront vivre, fonctionner et perdurer. Les 15-25 ans sont les décideurs, les acteurs, les puissants (au sens large de la possession du pouvoir) de la France de demain. Il est donc nécessaire de réagir face au sentiment de désaffiliation de notre jeunesse.

Les jeunes s’émancipent des schémas sociaux habituels

Il en est fini du temps durant lequel les jeunes n’étaient que le résultat de leur environnement social. Le défaut – volontaire ou non – d’adaptation et de renouveau dans les systèmes de pensée et d’éducation de notre jeunesse a fini par créer chez eux une volonté d’émancipation totale. La socialisation traditionnelle a donc vécu. Observons la famille. Nous assistons à chaque génération à une profonde restructuration des héritages familiaux.

Nous connaissons le processus classique de reproduction stricto sensu des structures familiales, tel qu’ont pu la décrire Bourdieu et Passeron, et tous les autres théoriciens de la reproduction sociale. Pour autant, deux cas plus atypiques apparaissent depuis le début du millénaire. En effet, l’ascenseur social est devenu très sélectif. Comme le souligne Camille Peugny dans son ouvrage Le destin au berceau, inégalités et reproduction sociale, la reproduction sociale s’effectue par le haut et par le bas.

Pourtant, nous assistons à une émancipation forte, et notamment culturelle, des jeunes des familles les plus en difficulté. Le refus des lycéens et étudiants de se conformer au destin social qui aurait dû les attendre se fait grandissant. Par le jeu d’une acculturation aux normes des catégories supérieures qu’ils fréquentent et d’une forte adéquation aux attendus de l’école, ces jeunes parviennent à quitter leur milieu social. Dans le même temps, ce sont les classes supérieures qui voient leurs enfants se déclasser. Camille Peugny le démontre également dans son ouvrage, chaque génération voit la situation de ses enfants empirer. C’est la fin du « progrès générationnel », comme l’a souligné Louis Chauvel. Ce déclassement concerne toutes les catégories supérieures, de la classe moyenne à l’élite.

En effet, les trajectoires descendantes pour les enfants de cadres par exemple sont devenues courantes. Les raisons familiales sont multiples, parmi lesquelles le rejet du modèle de domination par l’argent d’abord, mais aussi la volonté farouche de s’éloigner de la culture dite élitiste dont peuvent faire preuve leurs parents. Non, la jeunesse de France n’est plus celle d’hier. Si l’on compare avec les générations précédentes, les salaires sont décroissants pour tous, les trajectoires professionnelles sont plus précaires, les diplômes se sont dévalorisés, devenir propriétaire s’est complexifié…

L’école ne joue plus son rôle, et ne parvient plus à porter ses jeunes générations : l’inflation scolaire, mal menée, a eu des effets dévastateurs. La rupture est parfois économique, souvent culturelle, et de plus en plus sociale : au niveau microsocial, elle est volontaire ; subie à l’échelle macrosociale, mais profondément combattue. Non, ce n’est plus la même jeunesse. Mais, oui, nos jeunes sont volontaires, acteurs de leur destinée et ne se laissent plus dominer par les déterminismes ! Chacun est de retour sur la scène que constitue la société, refusant qu’il ne puisse choisir pour lui-même.

L’engagement formel n’est plus celui choisi par les jeunes

Ne soyons pas aveugles, les anciens groupes d’appartenance tels que les syndicats, les associations ou les partis politiques ont perdu leur statut de communauté. Rares sont désormais les militants, adhérents ou sympathisants de ces corps intermédiaires à considérer qu’ils fondent avec celles et ceux qui partagent leurs valeurs un groupe communautaire. L’intégration par les croyances, les valeurs ou les idéaux communs ne revêt plus le même sens.

Encore une fois, l’engagement, que l’on envisageait auparavant sur le long terme, est devenu ponctuel et se vit à court terme. En démontre l’état des syndicats étudiants, qui sont bien les seuls à croire qu’ils sont représentatifs des jeunes de France. En démontre également la nouvelle forme d’engagement des jeunes intéressés par la vie politique. Ils se font, tout d’abord, extrêmement rares, mais ont adopté, de surcroît, une action bien plus numérique, informelle. Le fait de s’encarter auprès d’un parti n’est plus prioritaire, même si le désir d’engagement est fort. Les partis l’ont d’ailleurs compris, et ont bien saisi que, souvent, les campagnes tendent à se gagner sur les réseaux sociaux et sur Internet.

Quant aux associations, les enquêtes de Recherches & Solidarités soulignent que les jeunes ne sont pas moins engagés qu’auparavant, bien au contraire, mais qu’ils désirent que lesdits engagements portent leurs fruits rapidement afin de prendre la mesure de leur réel impact sur les problématiques qu’ils défendent. Ainsi, point d’engagement de long terme, mais bien la volonté d’agir vite et efficacement. C’est en ce sens que les jeunes français sont des bénévoles dits « de secours », qui interviennent lors d’événements par exemple, en sus des bénévoles permanents. De fait, ils fuient les responsabilités associatives telles que la présidence des associations.

La co-construction, c’est accepter d’évoluer

Bien sûr, ne soyons pas catégoriques dans le constat précédent, tous les jeunes ne connaissent pas des processus de mobilité sociale aussi forts, et il reste encore des jeunes dans les partis et les associations. Mais il apparaît que ces schémas ont perdu en influence et en efficacité, telle est la réalité que je souhaitais pointer et montrer ici. Le doute s’est installé chez nos jeunes, qui n’ont plus confiance ni dans les hommes et femmes politiques, ni dans les institutions (économiques, sociales, politiques, éducatives…), ni dans leur famille parfois pour préparer leur avenir et créer un projet de société. Ils veulent être les acteurs de leur futur. Les jeunes français d’aujourd’hui font le choix de la pluralité : ils amassent des valeurs, des croyances, des normes de toutes parts. Le positionnement d’un jeune se fait en fonction de ce que chacune et chacun d’entre nous proposent.

À partir de ces propositions, un choix s’effectue contre une réalité ou un principe et de fait en faveur de son contraire. Ce sont les médias, et notamment les réseaux sociaux, qui ont favorisé cette socialisation parcellaire, où chacun prend position sur tout et s’engage de manière beaucoup plus volatile. Ainsi, chacun d’entre nous se retrouve dans des valeurs défendues par des groupes d’appartenance différents, et détruit les schémas habituels. Les jeunes n’appartiennent plus à un parti précis, ils défendent des idées. Point d’appartenance à une entreprise, mais davantage à un ensemble de valeurs défendues par celles-ci (d’où la forte reconnaissance de la responsabilité sociétale des entreprises).

Non, les jeunes ne sont pas désintégrés. Ils sont les parties prenantes de notre société, la construisent dès à présent. Mais le doute, le manque de confiance, l’impertinence dont nous faisons preuve – nous jeunes engagés dans des institutions formelles, vous, décideurs d’aujourd’hui – ne font que les marginaliser. Ils n’ont pas le désir d’aller plus loin parce que nous ne leur permettons pas de le faire dans leurs conditions : nous imposons notre formalité.

Non, les jeunes ne sont pas désintégrés. Ils refusent simplement d’adhérer unilatéralement à un système de valeurs et de croyances. Ils préfèrent une identité multiple, à la fois proche de tel parti, mais tout de même d’accord avec leurs opposants sur certains points. Lassés de la fidélité à une association, ils laissent place à de multiples courts engagements.

À nous de faire évoluer les schémas habituels, à nous d’accepter de changer nos habitudes, à nous de faire entrer notre société dans une nouvelle ère, en ouvrant davantage les horizons des sphères d’engagement et des « institutions socialisantes » – et donc en réformant l’école, en désacralisant l’engagement… –. À nous de co-construire tous ensemble l’avenir !

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